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Le blog littéraire de Nana Espérance Isungu
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22 mars 2013

Une si longue lettre, de Mariama Bâ, Éditions le serpent à plumes, 2001, 164 pages

Une si longue lettre, de Mariama Bâ, Éditions le serpent à plumes, 2001, 164 pages

Née en 1929, la Sénégalaise Mariama Bâ est diplômée de l’École normale en 1947où elle y  enseigne douze années durant avant d'être affectée à l'inspection régionale.

Mère de neuf enfants, divorcée puis remariée, elle s'engage dans les associations féministes pour lutter contre les castes et la polygamie; elle réclame une éducation pour tous et des droits réels pour les femmes.

Elle décède de maladie en 1981 à la veille de la publication de son second roman: le chant écarlate.

 « Amie, amie ,amie! Je t'appelle trois fois. Hier, tu as divorcé. Aujourd'hui je suis veuve ».

(…) « Être femme ! Vivre en femme ! Ah, Aïssatou ! Cette nuit, je suis agitée, ne t' en déplaise. La saveur de la vie c'est l'amour. Le sel de la vie, c'est l'amour encore ».

 « Une si longue lettre » ! Ce titre explique ce qu'est en réalité le récit de la vie de Ramatoulaye conté sous une forme épistolaire par l'auteur (Mariama Bâ) ;  c'est vraiment une très longue lettre.

Pénétrée par l'amertume et guettée par la mélancolie, Ramatoulaye écrit à sa meilleure amie Aïssatou. Elle lui relate tout ce qu'elle vit pendant ses quarante jours de réclusion traditionnelle de veuvage.

Au travers de son récit, que rebondissement du passé en flash-back pour évoquer l'heureuse vie qu'elle vivait aux côtés de son cher époux Modou Fall.  « Modou Fall, à l'instant où tu t'inclinas devant moi pour m'inviter à danser, je sus que tu étais celui que j'attendais. Grand et athlétiquementbâti. Certes. Teint ambré dû à ta lointaine appartenance mauresque, certes aussi. Virilité et finesse des traits harmonieusement conjugués, certes encore. Mais surtout, tu savais être tendre. Tu savais deviner toute pensée, tout désir... » (Page 33)

La mémoire de Ramatoulaye ressasse également le bon vieux temps qu'elles passèrent ensemble avec Aïssatou en tant que jeunes institutrices et mères de famille, qui, de temps en temps allaient se détendre à la plage de Ngor:  « Sous les yeux émerveillés de bambins, les poissons vivants sautillaient, tandis que s’incurvaient les longs serpents de mer. Rien n'est plus beau qu'un poisson à la sortie de l'eau, avec son œil clair et frais, ses écailles dorées ou argentées et ses beaux reflets bleutés! ». (Page48)

«Comme nous aimions ce sacerdoce, humbles institutrices d'humbles écoles de quartiers. Comme nous servions avec foi notre métier et comme nous nous dépensions pour l'honorer. Nous avions appris-comme tout apprenti-à bien le pratiquer dans cette école annexe, située à quelques mètres de la nôtre, où des institutrices chevronnées enseignaient aux novices que nous étions à concrétiser, dans les leçons données, nos connaissances de psychologie et de pédagogie...

Nous stimulions le déferlement de vagues enfantines qui emportaient dans leur repli un peu de notre être. » (page 51)

Avec douleur, la narratrice évoque alors son drame qui survint trois ans après celui de Aïssatou. (Pages70-75).

Promu au rang de conseiller technique au ministère de la fonction publique, Modou Fall décide de prendre une seconde épouse, Binetou, une enfant de l'âge de leur fille Daba. Binetou et Daba, futures bachelières répétaient leurs leçons au domicile parental Fall. 

"Je voyais, parfois, Modou s'intéresser au tandem; Je ne m'inquiétais nullement, non plus, lorsque je l'entendais se proposer pour ramener Binetou en voiture,'à cause de l'heure tardive", disait-il'."

"Binetou cependant se métamorphosait. Elle portait maintenant des robes de prêt-à-porter très coûteuses. Elle expliquait à ma fille en riant:"je tire leur prix de la poche d'un vieux".

L'union de cette "personnalité de Dakar" avec une jeune fille issue d'une famille des "ndols" (pauvres) (page 76) vient ainsi ruiner les vingt-cinq années de vie que Ramatoulaye avait consacrées à son mari et qui lui valut douze maternités. (Page 78). Après la mort de Modou, elle se retrouve dans l'embarras de choix de nouveaux compagnons de vie : Tamsir, le frère aîné de Modou et Daouda Dieng, son ancien prétendant, un nanti que sa maman préférait jadis comme époux pour elle en lieu et place de Modou Fall. (Page 108 à 128).

Toujours dans son émoi, elle établit une comparaison entre son pénible destin et celui d'Aïssatou.

Aïssatou, "enfant de forges"  mariée à Mawdo Bâ, médecin, fils de princesse et qui du reste était le meilleur ami de Modou Fall : "Mawdo te hissa à sa hauteur, lui, fils de princesse, toi, enfant des forges" (page 44).

Pour que sa mère "ne meure pas", pour "accomplir un devoir" Mawdo Bâ épouse la petite Nabou, sa parente, afin de "retourner le sang à la source".  Aïssatou divorce pour laisser la place à sa jeune rivale.(Pages 55 à 68).

Narration arborant le drapeau de la poésie dans un monde coloré, Une si longue lettre est un tableau vivant qui dessine entre les lignes:  l'impact de la polygamie dans la cellule familiale, le multiple rôle de la femme au foyer, l'insertion et la place de la femme sénégalaise en particulier et africaine en général en politique, les us et coutumes trad-ancestrales, la dépravation des mœurs (les jeunes filles n'hésitent pas à se marier avec des hommes plus âgés qu'elles pour pouvoir s’assumer matériellement), l'absence de droits des femmes dans la société africaine.

Cependant, ma perplexité demeure constante devant un fait : l'auteur fait usage de la forme d'une lettre pour donner un visage humain à son œuvre, ainsi je me pose la question de savoir si "Une si longue lettre" de Mariama Bâ n'était pas une autobiographie masquée ! A mon humble avis je crois que oui ; c'est une symbiose événementielle de la vie de Ramatoulaye  et de celle de Aïssatou. Le "je" employé ne  s'identifie pas uniquement à Ramatoulaye mais plutôt à l'auteur elle-même.

Par pure discrétion, Mariama Bâ a voulu camoufler le récit de sa vie en faisant intervenir deux personnages majeurs dans son roman.

1°) Ramatoulaye: un personnage fictif dont l'auteur s'est servi pour brouiller les pistes, pour inverser les rôles et masquer son histoire. Les éléments évocateurs ne représentent que 20% de la biographie similaire à celle de l'auteur : mère d'un bon nombre d'enfants, institutrice et militante des droits des femmes ; dans la finale (page165) nous épinglons le souhait formulé par Ramatoulaye de vouloir se remarier:  « je t'avertis déjà, je ne renonce pas à refaire ma vie. Malgré tout-déceptions et humiliations-l'espérance m'habite. C'est de l'humus sale et nauséabond que jaillit la plante verte et je sens pointer en moi des bourgeons neufs... »

2°) Aïssatou: c'est le personnage qui incarne à 80% le rôle autobiographique de Mariama Bâ. Sur ce point, je tiens compte de certains aspects et autres faits de similitude entre le récit de la vie de Aïssatou raconté par l'auteur et la vie de l'auteur elle-même : femme prête à refaire sa vie (dixit Ramatoulaye, pages 163 et 164), mère d'un bon nombre d'enfants, également institutrice et militante des droits de femmes et surtout la sensibilité avec laquelle l'auteur a écrit son ouvrage. Voici, à titre d'illustration, le contenu de la lettre de séparation que Aïssatou adresse à son époux Mawdo Bâ (pages  64 et 65) :

Mawdo,

Les princes dominent leurs sentiments pour honorer leurs devoirs.

Les « autres » courbent leur nuque et acceptent en silence un sort qui les brime.

Voilà, schématiquement, le règlement intérieur de notre société avec ses clivages insensés. Je ne m' y soumettrai point. Au bonheur qui fut nôtre, je ne peux substituer celui que tu me proposes aujourd'hui. Tu veux dissocier l'Amour tout court et l'amour physique.

Je te rétorque que la communion charnelle ne peut être sans l' acceptation du cœur, si minime soit-elle.

Si tu peux procréer sans aimer, rien que pour assouvir l'orgueil d'une mère déclinante, je te trouve vil. Dès lors, tu dégringoles de l'échelon supérieur, de la respectabilité où je t'ai toujours hissé. Ton raisonnement qui scinde est inadmissible: d'un côté, moi  « ta vie, ton amour, ton choix », de l'autre, « la petite Nabou, à supporter par devoir »;

Mawdo, l'homme est un: grandeur et animalité confondues. Aucun geste de sa part n'est de pur idéal. Aucun geste de sa part n'est de pure bestialité.

Je me dépouille de ton amour, de ton nom. Vêtue du seul habit valable de la dignité, je poursuis ma route.

Adieu,

Aïssatou.

Cette lettre de divorce, si cela ne vous paraît toujours pas évident, est une expression puisée du profondeur du cœur d'une personne blessée dans son affectivité !

Tout compte fait, « Une si longue lettre » est une œuvre majeure de l'éveil du militantisme féministe surtout pour ce qu'elle dit de la condition des femmes africaines. Les dessins de femmes qu'illustre la couverture de l'ouvrage le prouvent suffisance.

Nana Espérance Isungu. 

 

 

Mariama_Ba_-recto_ouvrage

Mariama_Ba_-verso_ouvrage

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  • L'auteure fait ici connaître au monde son goût passionné pour l'écriture en général et la poésie en particulier, avec une pincée de féminisme et un soupçon d'africanisme, le tout s'exprimant en un talent indéniable.
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